Ci-dessous la critique publiée dans le magazine
Première (merci à G.G.).
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Isabel Lucas chez Rick |
Il est éclairant de reconsidérer Tree of life à l'aune de son nouveau film, Knight of Cups. Même chez les plus fervents admirateurs de Terrence
Malick, des scènes de la Palme d’or 2011 avaient du mal à passer : la
parenthèse de la création de l’univers pour certains, les scènes contemporaines
avec un Sean Penn contrit pour d’autre et, pour une large majorité, le finale
réconciliateur où tout le cast se tombait dans les bras sur une plage.
On ne sait pas si Malick lit les critiques, sans doute s’en
moque-t-il autant que d’écrire un scénario en trois actes, mais Knight of Cups ressemble à une fin de non-recevoir
face à ces réserves. Tous ces moments limites sont désormais les seuls qui le passionnent
et il les filme avec une obsession quasi pathologique, comme un peintre dans sa
période bleue.
De la création du monde, il a en tiré un long métrage à part
entière (Voyage of time) qui sortira
un jour ; des scènes modernes, il en a fait le terrain d’exploration de
ses trois films post Tree of life (A la merveille hier, Knight of Cups aujourd'hui, son prochain
film situé à Austin avec Ryan Gosling demain) ; de la plage le lieu où Christian
Bale emmène toutes ses conquêtes dans Knight
of cups. Rétrospectivement, Tree of
life ressemblerait presque à un brouillon. "Brouillon" : le mot
est sans doute exagéré devant pareil chef d'œuvre. Disons plutôt, pour continuer
à filer la métaphore picturale, que Tree
of life serait une fresque dont Malick extrairait désormais des détails,
pour les transformer en d'autres toiles de la dimension de l'œuvre originelle.
Le style, parlons-en. Si on associe le cinéma d’auteur ou
expérimental à une forme de pose, de lenteur, d’affectation, de minimalisme, Knight of Cups constitue l’extrême inverse
de cette vision des choses. C’est au contraire un torrent de plans terrassants,
un défilé de femmes sublimes, une plongée vertigineuse dans un Los Angeles dévoré
par un urbanisme délirant – on pense
beaucoup aux derniers Michael Mann et en particulier à Collateral, une playlist pointue allant de l'entêtant Exodus de Woijech Kilar à
l’extraordinaire morceau de Dubstep Ashtray
Wasp de Burial, un maillage sonore complexe où se mêlent voix off des acteurs
principaux à des sources extérieures (des pièces radiophoniques où Charles
Laughton lit des textes religieux, John Gielgud narrant Le voyage du Pélerin, et on entend même le Major Briggs de la série
Twin Peaks !), en somme une œuvre bouillonnante
visant d’abord à l’épuisement physique de son spectateur pour mieux le faire
entrer dans une forme sinon de méditation, du moins d'abandon.
Certains seront déconcertés par le caractère radical du projet qui
n’offre ni personnages, ni histoire auxquels se raccrocher. Knight of Cups est un voyage mental où
une caméra en apesanteur traverse les lieux sans s’attarder et où Christian
Bale a l'évanescence d'une projection astrale, revisitant des scènes de son
passé amoureux ou familial tel un fantôme errant (plus d’une fois, on pense au
héros de La Jetée de Chris Marker apparaissant
et disparaissant à différents moments du temps). Malick conçoit un cinéma d’une
humanité sans pareil où la raillerie et le cynisme n'ont pas leur place. Si le
monde dans lequel évolue son héros est une illusion (Hollywood, Las Vegas, ses
fêtes, ses créatures, son vide), Malick sait combien la Beauté du monde se
niche aussi dans cette illusion. Qui mieux que lui pour filmer la pyramide et
le sphinx en toc de l'hôtel Luxor de Vegas, ou un sosie d’Elvis Presley, avec
le même émerveillement que s’il était devant les vrais ? Dans le cinéma malickien,
la tendresse est tout autant adressée à l’ancienne épouse (Cate Blanchett) qu’à
la conquête du moment (Teresa Palmer désignée comme la « grande
prêtresse », sans doute la fille la plus inoubliable du casting), au riche
qu’au pauvre, à la star qu’au figurant, au playboy tentateur (Antonio Banderas)
qu’au prêtre, à la religion qu’à l’ésotérisme, à l’humain en général qu’à
l’insecte en passe de se noyer dans une piscine. Knight of cups réussit le mariage contre nature de l'impudeur et de
la bienveillance.
Si la fin apporte un semblant de réponse quant au destin de son
personnage, sans doute est-elle aussi illusoire que le reste. Car
finalement, cet homme exilé dans un désert où scintillent les astres comme
des néons est finalement le même que celui qui trace sa route au volant de sa
décapotable sur les échangeurs de L.A. tandis que les panneaux publicitaires ornés
de mannequins sublimes éclairent la nuit comme des étoiles. Le cinéaste a beau s'attacher
à un personnage déconnecté du monde, un
chevalier - « Knight » - dont la quête sans fin est de
rassembler les continents à la dérive de son monde intérieur, le film lui, les
réconcilie par la seule grâce de son regard.